Fario

Un film de Lucie Prost

23 octobre 2024Drame

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE LUCIE PROST

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Plusieurs films de genre, sortis récemment, questionnent notre rapport au vivant. Avez-vous conscience de vous inscrire dans cette mouvance ?

La question du vivant était vraiment le point de départ du film, défendre l’idée que les êtres humains ne possèdent pas le vivant mais sont le vivant. Comme je ne voulais pas faire un film purement militant, j’ai tracé une ligne sous-terraine plus intime autour du suicide d’un agriculteur. Les agriculteurs ont un lien privilégié avec la planète et ses ressources. Et j’ai mis en scène une famille, un fils et une fille, un neveu, ceux qui restent. Pour moi, Fario est aussi un film sur la jeunesse. Quelle place a cette jeunesse dans la société, quels espoirs et problématiques l’animent ? Si je me suis autorisée à faire une incursion dans le cinéma de genre, c’est grâce au film Petit Paysan de Hubert Charuel, qui a ouvert la porte. Le Règne animal est sorti en salles lorsque j’étais en post-production, mais sur certains aspects en effet, des thématiques se rejoignent. Après il me semble que Fario relève plus du merveilleux que du fantastique, que du genre. J’ai utilisé ce merveilleux pour donner plus de force expressive au vivant.

Quel a été votre processus d’écriture ?

J’ai commencé par choisir un territoire, des atmosphères. Je pars souvent des lieux de mon enfance pour écrire. À l’enfance il y a une porosité plus importante entre le réel et l’imaginaire. Ce sont donc des lieux très inspirants pour moi. Pour Fario, c’est la vallée de la Loue - connue grâce à Gustave Courbet - où vivait ma grand-mère, et ses truites, qui ont pratiquement toutes disparu à cause de la pollution. Puis j’ai commencé par des dialogues et des situations. Ça m’a permis de sentir les personnages, comment ils évoluent dans les lieux du film, de les creuser, puis de revenir à une structure. N’ayant pas, au départ, de formation en dramaturgie, je me suis laissée guider par mon intuition et j’ai écrit des bouts de scènes et des répliques. Les atmosphères m’inspirent des personnages et ensuite, j’imagine ce qui pourrait se jouer entre eux. Cette façon de faire assez libre me permet de laisser les thématiques qui me travaillent se révéler malgré moi, les obsessions que je n’ai pas encore conscientisées. À l’arrivée, j’ai un film assez touffu, avec beaucoup de motifs. Ensuite, il me faut identifier ce qui le traverse en profondeur, retrancher et hiérarchiser. Les premières versions du scénario allaient davantage dans le sens d’un film naturaliste et d’une chronique. L’idée d’une enquête m’a permis de tracer une dramaturgie, de densifier, de créer du suspense et une tension. Et le merveilleux a trouvé sa place.

La scène d’ouverture nous montre une masculinité en crise. Qu’est-ce qui vous intéressait dans cet aspect ?

Je pense que j’ai choisi de mettre un personnage masculin au centre parce que j’ai le sentiment d’avoir été élevée comme un homme, c’est-à-dire dans une injonction à ne pas pleurer, de ne pas dire ses émotions, ne pas parler de l’intime. Mes deux précédents courts métrages mettaient en scène des filles de 15 ans et de 30 ans. Cette approche féminine cadrait avec les sujets que je voulais traiter. Mais pour Fario, mon propos est une déconstruction de la masculinité. Celle de mon héros en écho à celle qui fut la mienne. Ce film est un peu une façon de tuer le père. Je voulais que, dès la scène d’ouverture, on ait le symptôme d’une dépression, d’un mal être, et que l’endroit touché soit l’endroit du masculin, de la virilité, mais aussi d’une possibilité ou non de se projeter dans l’avenir (faire des enfants). Durant toute la trajectoire du film, Léo reconquiert un désir de vivre. Les personnages féminins qui gravitent autour de lui sont comme les truites magiques du film. Elles lui apparaissent insaisissables et mystérieuses, mais aussi très lumineuses. Elles incarnent, pour moi, une certaine vision de la liberté, du féminin. Que ce soit la mère de Léo, qui a traversé le deuil grâce au théâtre ou bien la copine, bien dans sa peau et assez claire avec ce qu’elle a envie d’exprimer. La petite sœur est, en germe, une puissance de contestation à mes yeux, elle le ramène toujours à l’essentiel. Le cousin et son compagnon aussi sont des forces féminines.

La scène où Léo arrive de nuit dans sa région natale donne l’impression qu’il revient comme un voleur dans sa vie d’avant. Pourquoi ce retour est-il si chargé ?

La scène est vraiment travaillée dans ce sens-là. Léo rentre par effraction dans sa propre maison, dans son passé. Ce retour est compliqué pour lui et pour ceux qui savent ce qu’il a vécu. Il va bouleverser l’écosystème dans lequel il arrive, renvoyer un miroir à chacun. Et comme il est parti juste après le suicide de son père, il s’est enfermé dans le déni. Pour moi, c’est un personnage qui a clivé, qui a mis son trauma de côté pour ne pas s’effondrer. Le chemin pour accueillir la dépression et se reconstruire va passer par l’acceptation du trauma et l’expression de sa fragilité. Par rapport à cette idée de nuit de manière générale, il y a beaucoup de scènes nocturnes dans mon cinéma. Pour moi, la nuit échappe aux normes et aux pressions de la société, aux injonctions de réussite de la journée. La nuit, il y a une porosité entre le réel et l’imaginaire, entre les classes sociales, entre les générations. C’est le lieu de la fête, du théâtre, des concerts, du cinéma, des lieux non identifiés.

Le sujet du film - comment continuent à vivre les personnes dont un proche s’est suicidé - est dur, pourtant la tonalité du film a quelque chose d’enlevé. L’humour était présent dès le début du travail ?

Oui totalement. Je voulais que le film donne de l’énergie. Et puis ce que j’aime dans la réalité c’est que des sentiments opposés et paradoxaux cohabitent, différents niveaux d’existence, dans un même moment, dans une même phrase, un même élan d’émotion. C’est ce qui fait la richesse de la vie. Et puis je suis plus à l’aise avec les gens qui ne sont pas trop premier degré, ceux qui essaient de créer une distance avec la réalité avec l’ironie, l’auto-dérision, la dérision. J’aime bien les ambiances de potes où ça se charrie, ça se connaît bien, ça cherche le bon trait d’esprit, le bon mot. Après il faut faire attention à ce que le scénario ne semble pas trop écrit.

Pourquoi avez-vous fait le choix de tourner en argentique ?

Déjà, je trouve le rendu plus beau, notamment au niveau des peaux. Mon souci étant de travailler l’atmosphère, l’argentique s’est imposé. Je trouve que la pellicule rend vraiment compte de la matérialité du réel. J’aime aussi le côté accidenté et contrasté des couleurs. Quelque chose se crée par lui-même, dont je ne contrôle pas le processus et le rendu. Par ailleurs, avec la pellicule, on ne peut pas démultiplier les prises. Il faut qu’il se passe quelque chose au moment où l’on tourne. J’ai fait des études de théâtre à la fac et dans une école, et j’aime ce moment de danger où techniciens et comédiens sont concentrés et se lancent comme si c’était la seule prise. Il y a trois / quatre minutes dans le film qui sont en numérique. Là où il fallait ajouter des effets spéciaux en 3D et des nuits américaines.

En ce qui concerne les effets spéciaux justement,
ils apparaissent assez artisanaux.
Était-ce une manière de conserver une part de poésie à votre film ?

C’est vrai que le terme « artisanal » est celui que j’ai employé au tout début de ma réflexion autour des effets spéciaux. Ma référence était Oncle Boonmee de Apichatpong Weerasethakul. Cette approche des effets spéciaux m’intéressait dans ce qu’elle avait de volontairement artisanal (je ne parle pas des fantômes mais des monstres aux yeux rouges) et du coup très poétique je trouve, je ne voulais pas que le côté lisse et hyperréaliste de la 3D ressorte. Le film est une fiction, un conte. On a essayé de tourner et d’intégrer un maximum d’images réelles. On n’a pas réussi autant que je l’aurais voulu. Il y a beaucoup de choses en 3D, alors on a essayé avec Yannig Willmann – qui a été un partenaire de travail exceptionnel - d’élaborer quelque chose de réaliste, tout en ajoutant des petites touches d’étrangeté, afin de ne pas sortir le spectateur du film. Le travail, pour trouver ce bon équilibre, a été progressif.

Comment avez-vous conçu le son très élaboré du film ?

Au cinéma, le son participe beaucoup à l’immersion du spectateur dans un film. Il me fait rentrer dans l’image, dans la matérialité d’une table et d’une voiture, dans l’émotion d’un souffle et d’une voix. Quand je sors de la salle de cinéma, je me sens davantage intégrée dans mon environnement, mes sens ont été boostés et beaucoup grâce au son. Quand j’ai commencé le cinéma, le travail du son m’a passionné. Alors que j’étais sûre avant que c’était un art de l’image. Pour Fario, on voulait glisser vers le merveilleux et investir les émotions intérieures du personnage. Parfois nous avons travaillé nos ambiances en poussant le son très fort. La nature devient une sorte de jungle tropicale, on quitte le naturalisme. Et puis certaines strates de son se suspendent pour être dans quelque chose de plus intérieur, la tête du personnage, avant de revenir progressivement au réel, parfois sans que le spectateur n’en ait vraiment conscience. L’ingénieur du son Cédric Berger a récupéré beaucoup d’ambiances (des nuits entières, je m’en rappelle car une nuit ses micros ont pris l’eau à cause d’un orage...). Le monteur son Damien Boitel a enregistré des sons pendant des vacances qu’il a passées vers le lieu du tournage, des grenouilles notamment. Il est arrivé avec beaucoup de matière et d’envies. Xavier Thieulin le mixeur a parfait nos directions de montage son. J’avais déjà travaillé avec eux tous sur mes précédents courts métrages, ce qui a été un vrai atout. Dans notre économie, on a peu de temps pour la post-production. Ils se sont tous montrés très généreux et investis sur le film. Cela a été un travail vraiment sensible de réalisation, d’équilibrage et de relief. Le travail du son est un moment agréable de la post-production car on a trouvé le film au moment montage image, on a donc dépassé ce moment très stressant.

Le trou du chantier semble matérialiser la béance intérieure de Léo et même la tentation d’un engloutissement.

Était-ce votre idée ? Oui absolument. Ce trou est la métaphore du deuil. Mais il y a quand même un peu de brillances qui émane des pierres. Elles luisent comme les truites dans les eaux sombres. Nous avons travaillé les séquences du chantier comme des images mentales, extraites grâce à l’image et au son, d’un certain réalisme.

Fario est-il aussi un film sur l’addiction ?

Je ne crois pas que Léo soit totalement addict, mais sa consommation de drogue est clairement le symptôme d’une fuite en avant, une manière de s’échapper du monde. En même temps, paradoxalement, la consommation de LSD ouvre une porte sur l’inconscient et l’imaginaire. Quand Léo prend du LSD à Berlin, le merveilleux fait irruption pour la première fois avec le renard empaillé qui le regarde. Je voulais justifier ces décalages, de manière à ce que les effets spéciaux ne paraissent pas trop hors sol. En plus, c’est une drogue qui rend les gens plus sensibles à la nature. Je m’y suis intéressée via le travail du vidéaste Ben Russell. Les consommateurs de LSD ont l’impression de faire partie d’un tout et de ne plus être simplement spectateurs du monde vivant qui les entoure, c’est une expérience anthropologique. Et la substance hallucinogène provient d’un champignon.

Gus / Augustin (Andranic Manet) semble être le fils et l’amoureux que Léo n’a jamais été. Pouvez-vous commenter la relation qui les unit ?

Gus représente l’homme déconstruit et épanoui. Il a accepté son homo sexualité. Il a eu envie d’être agriculteur et a su le devenir. Avec mon film, je voulais aussi parler d’une ruralité que je connais et qui sortirait donc des clichés. D’où ce groupe d’amis que j’ai tenu à faire exister. Dans l’histoire, Gus incarne aussi concrètement certaines choses du père (son métier) et l’angoisse de Léo vis-à-vis du statut des agriculteurs dans notre société. En plus, Gus exprime sa volonté de conduire une action terroriste, ce qui achève de stresser Léo et de le projeter dans une nécessité d’action.

Comment votre choix s’est-il porté sur
Finnegan Oldfield dans le rôle principal ?

Nous avons fait un casting en 2019, au cours duquel nous avons eu un bon contact humain avec Finnegan. J’ai aimé sa personnalité, son tempérament nerveux mais aussi sa part féminine. Parfois en société il se blinde et devient un peu Léo. Il a ce paradoxe-là Finnegan et je trouvais que c’était chouette pour le personnage. Et on pouvait l’imaginer ingénieur, venir de la campagne, et faire la fête à Berlin. On peut se figurer qu’il n’a pas de problème avec la parole mais que pourtant, des choses bloquent encore. Nous avons travaillé sur sa diction, afin qu’elle soit plus lente. Nous avons essayé d’atténuer sa nervosité pour qu’elle soit plus intériorisée. Et je trouve que son visage répond à la géographie du film, les sillons de ses cernes, le vert de ses yeux font penser au paysage et à la rivière. À tout cela s’ajoute le fait que Finnegan fait énormément d’escalade. Il est très physique et de fait, il était super pour le rôle. Il a fait toutes ses cascades, notamment celle où son corps évanoui glisse dans les méandres de la rivière, dans une eau à dix degrés…

Pouvez-vous nous parler des personnages féminins et de leurs interprètes dans lesquels vous dîtes vous reconnaître ?

De manière générale, je suis tous les personnages du film ! Je suis Léo, la petite fille, le cousin, la mère, la copine... Je me retrouve dans chacun d’entre eux. J’avais tout de suite pensé à Florence Loiret Caille pour incarner le rôle de la mère. Après de nombreuses tergiversations, nous lui avons écrit. J’avais peur qu’elle refuse mais elle a tout de suite accepté. Je n’ai pas souhaité lui faire passer d’essais car j’étais sûre de mon choix et parce que la confiance est au centre de la relation réalisateur-acteur. Quant à Megan Northam, elle m’avait marquée dans Les Passagers de la Nuit de Mikhaël Hers et le court métrage Miss Chazelles de Thomas Vernay. Mais à l’époque, elle avait beaucoup tourné et était fatiguée. Je lui ai envoyé, sur demande de son agent, des référentiels de personnages pour lui présenter celui de Camille et elle a accepté de faire partie de la distribution ! J’étais ultra contente. Dans la vie, comme à l’écran, elle a formé avec Finnegan un super bon binôme. Ils se sont très bien entendus.

Vous faites intervenir Le songe d’une nuit d’été de Shakespeare dans votre récit. En quoi cette pièce résonne-t-elle avec votre histoire ?

Je voulais qu’il y ait une respiration à ce moment-là du film. Cette scène n’a rien à voir avec tout ce qui tenait le spectateur jusqu’alors. Mais Le songe d’une nuit d’été est une pièce de théâtre sur la nuit, la sexualité, le désir, le merveilleux. C’est une grande fête. Je trouvais qu’elle résonnait avec le récit, qu’elle l’éclairait d’une nouvelle lumière. Et puis Léo y voit sa mère épanouie, heureuse. Cette pièce travaille mon imaginaire depuis longtemps. J’aime la porosité entre le réel et le rêve, le conscient, l’inconscient, qu’elle contient. Les personnages s’endorment, se réveillent, il y a des potions magiques, des fées, des êtres humains qui se transforment en animaux. Je pense que c’était mon plus beau jour de tournage. Et les couleurs sont sorties magnifiquement. Nous n’aurions jamais pu obtenir ce rendu en numérique.

La séquence de la noyade se charge de mystère. Est-ce le père défunt qui tire son fils de l’eau ?

En effet, ce sont bien les bras du père qui sortent Léo du lit de la rivière. Je voulais apporter une résolution à mon histoire. J’ai du mal avec les films qui mettent en place du fantastique sans du tout y mettre du sens. On apprend donc à la fin que les cendres du père ont été déversées à la source. Ce que Léo avait oublié. Les truites les ont absorbées et elles se manifestent. Au-delà du message écologique (on pollue la rivière on va payer), je souhaitais apporter une explication qui résonne avec la trajectoire intime du personnage. Je me suis raconté que le vrai lien entre le père et le fils étaient leur amour de ce territoire et de la rivière. Et ça sera le lieu de la possibilité d’une sortie du trauma.

En quoi votre film est-il porteur d’un message écologique et politique qui engage la jeunesse dont vous faites le portrait ici ?

Oui je voulais aussi que Fario parle du désespoir et de la vitalité de cette jeunesse. On évoque la possibilité d’une ZAD à la fin du film. Ces jeunes s’allient à d’autres, luttent. Je voulais que mon film se referme sur cet espoir et cette énergie, sur du feu. Et le morceau de Structure, le groupe de musique que l’on voit jouer dans le bar au début, apporte sa rage joyeuse et désespérée sur les dernières secondes du film.